Marcel Proust
D'où vient que Proust soit un écrivain si reconnu ? Évidemment de son immense génie, ça va de soi. Mais il n'est pas le seul écrivain français de génie, tout de même : il y a aussi Hugo, Flaubert, Stendhal... Peut-être est-il celui qui a le plus réellement achevé son œuvre, celui pour lequel l'art a pris le plus d'importance. En tant que le plus accompli alors, le meilleur. Il y a aussi je pense que Proust décrit la naissance à l'art et à l'écriture, entre autres, dans la Recherche ; les hommes de lettres sont donc immanquablement plus touchés par cette œuvre que les autres, d'une égale sensibilité – or ce sont les hommes de lettres qui font le succès littéraire d'un homme (truisme...). C'est-à-dire que si par exemple seuls les présentateurs de télévision – de haut niveau, et aussi sensible que les hommes de lettre ! – faisaient le succès littéraire d'un homme, Proust n'aurait peut-être pas autant de succès qu'il n'en a actuellement. Mais enfin c'est disputer pour rien. Proust est un génie, son œuvre est sans antécédent et sans descendance directe... incontestablement.
Et puis d'ailleurs... ceux qui s'attachent à lire la Recherche sont quasiment obligatoirement des littéraires. Pas forcément dans le métier, mais dans l'esprit. Oui, je pense que quiconque lit la Recherche jusqu'au bout a forcément une sensibilité littéraire exacerbée, et se sent donc concerné par ce qui y est dit.
Pour résumer, si les abrutis étaient les seuls à pouvoir lire Proust, celui-ci n'aurait pas de succès. Mes raisonnements sont excellents, réflexion très poussée (humour...).
Proust est connu pour son style, pas pour ce qu'il raconte (ou nettement moins) ; on cite toujours ses longues phrases – qui ne sont d'ailleurs en moyenne pas si longues que ça –, la complexité de sa syntaxe... En cela on pourrait d'ailleurs le rapprocher un peu de Flaubert, qui est en général surtout aimé pour le style. A l'inverse, Victor Hugo entre autres est plus connu pour ce qu'il raconte que pour le style – qui est tout de même fort estimé, ça va de soi. Hugo parle et raconte, il touche la sensibilité par la raison, par la compréhension. Écrivain hors pair, incontestablement, mais ô combien différent de Proust ! Lui ne touche pas par la raison, quoi qu'il le puisse aussi. C'est sa langue qui touche. Mais elle ne fait pas que toucher, elle enveloppe, elle absorbe. Elle est le pilier du livre. Elle est un outil pour Hugo, une espèce de finalité pour Proust. Lui-même dit dans A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur que « la parole humaine est en rapport avec l'âme, mais sans l'exprimer comme le fait le style. » C'est sans doute la différence fondamentale qui existe entre Proust et... presque tous les écrivains. En faisant de la phrase un des objets principaux de l'œuvre, il est constamment en rapport avec l'âme du lecteur. Ridicule à dire peut-être, mais incontestablement vrai. Le lecteur est immédiatement happé par le texte, et d'une façon définitive. Il ressent, comprend, vibre en même temps que le narrateur, et avec une intensité rarement approchée je trouve chez les autres écrivains. Et ce à n'importe quel passage de l'œuvre ; comme le dit Valéry avec raison, « on peut ouvrir le livre où l'on veut : sa vitalité ne dépend pas de ce qui précède ; elle tient à ce qu'on pourrait nommer l'activité propre du tissu même de son texte. ».
(à compléter)