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La rêverie du poète, c'est l'ennui enchanté - Sainte Beuve

23 juillet 2009

Marcel Proust

D'où vient que Proust soit un écrivain si reconnu ? Évidemment de son immense génie, ça va de soi. Mais il n'est pas le seul écrivain français de génie, tout de même : il y a aussi Hugo, Flaubert, Stendhal... Peut-être est-il celui qui a le plus réellement achevé son œuvre, celui pour lequel l'art a pris le plus d'importance. En tant que le plus accompli alors, le meilleur. Il y a aussi je pense que Proust décrit la naissance à l'art et à l'écriture, entre autres, dans la Recherche ; les hommes de lettres sont donc immanquablement plus touchés par cette œuvre que les autres, d'une égale sensibilité – or ce sont les hommes de lettres qui font le succès littéraire d'un homme (truisme...). C'est-à-dire que si par exemple seuls les présentateurs de télévision – de haut niveau, et aussi sensible que les hommes de lettre ! – faisaient le succès littéraire d'un homme, Proust n'aurait peut-être pas autant de succès qu'il n'en a actuellement. Mais enfin c'est disputer pour rien. Proust est un génie, son œuvre est sans antécédent et sans descendance directe... incontestablement.

Et puis d'ailleurs... ceux qui s'attachent à lire la Recherche sont quasiment obligatoirement des littéraires. Pas forcément dans le métier, mais dans l'esprit. Oui, je pense que quiconque lit la Recherche jusqu'au bout a forcément une sensibilité littéraire exacerbée, et se sent donc concerné par ce qui y est dit.

Pour résumer, si les abrutis étaient les seuls à pouvoir lire Proust, celui-ci n'aurait pas de succès. Mes raisonnements sont excellents, réflexion très poussée (humour...).

Proust est connu pour son style, pas pour ce qu'il raconte (ou nettement moins) ; on cite toujours ses longues phrases – qui ne sont d'ailleurs en moyenne pas si longues que ça –, la complexité de sa syntaxe... En cela on pourrait d'ailleurs le rapprocher un peu de Flaubert, qui est en général surtout aimé pour le style. A l'inverse, Victor Hugo entre autres est plus connu pour ce qu'il raconte que pour le style – qui est tout de même fort estimé, ça va de soi. Hugo parle et raconte, il touche la sensibilité par la raison, par la compréhension. Écrivain hors pair, incontestablement, mais ô combien différent de Proust ! Lui ne touche pas par la raison, quoi qu'il le puisse aussi. C'est sa langue qui touche. Mais elle ne fait pas que toucher, elle enveloppe, elle absorbe. Elle est le pilier du livre. Elle est un outil pour Hugo, une espèce de finalité pour Proust. Lui-même dit dans A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur que « la parole humaine est en rapport avec l'âme, mais sans l'exprimer comme le fait le style. » C'est sans doute la différence fondamentale qui existe entre Proust et... presque tous les écrivains. En faisant de la phrase un des objets principaux de l'œuvre, il est constamment en rapport avec l'âme du lecteur. Ridicule à dire peut-être, mais incontestablement vrai. Le lecteur est immédiatement happé par le texte, et d'une façon définitive. Il ressent, comprend, vibre en même temps que le narrateur, et avec une intensité rarement approchée je trouve chez les autres écrivains. Et ce à n'importe quel passage de l'œuvre ; comme le dit Valéry avec raison, « on peut ouvrir le livre où l'on veut : sa vitalité ne dépend pas de ce qui précède ; elle tient à ce qu'on pourrait nommer l'activité propre du tissu même de son texte. ».

(à compléter)

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13 juillet 2009

Juste pour le plaisir, Extraits de Hugo

Tous les mots à présent planent dans la clarté.

Les écrivains ont mis la langue en liberté.

Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes,

Le vrai, chassant l'essaim des pédagogues tristes,

L'imagination, tapageuse aux cent voix,

Qui casse des carreaux dans l'esprit des bourgeois ;

La poésie au front triple, qui rit, soupire

Et chante ; raille et croît ; que Plaute et que Shakespeare

Semaient, l'un sur la plebs, et l'autre sur le mob ;

Qui verse aux nations la sagesse de Job

Et la raison d'Horace à travers sa démence ;

Qu'enivre de l'azur la frénésie immense,

Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,

Monte à l'éternité par les degrés du temps,

La muse reparaît, nous reprend, nous ramène,

Se remet à pleurer sur la misère humaine,

Frappe et console, va du zénith au nadir,

Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir

Son vol, tourbillon, lyre, ouragan d'étincelles,

Et ses millions d'yeux sur ses millions d'ailes.

(« Réponse à un acte d'accusation », les Contemplations, Victor Hugo)

***

Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant.

La main du songeur vibre et tremble en l'écrivant ;

La plume, qui d'une aile allongeait l'envergure,

Frémit sur le papier quand sort cette figure,

Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu,

Face de l'invisible, aspect de l'inconnu ;

Créé, par qui ? Forgé, par qui ? Jailli de l'ombre ;

Montant et descendant dans notre tête sombre,

Trouvant toujours le sens comme l'eau le niveau ;

Formule des lueurs flottantes du cerveau.

(« Suite » [de la « Réponse »], les Contemplations, Victor Hugo)

7 juillet 2009

Divagations surréalistes et argentines

Un des derniers sujets étudiés au cours de mes recherches, le Surréalisme. Moi qui ne m'intéressais pour ainsi dire pas à la littérature du XXème... Encore que le Surréalisme ne soit certainement pas le mouvement le plus touchant du siècle ; mais il est certainement le plus captivant, le plus passionnant. Si tant est qu'il y ait eu d'autres mouvements littéraires bien définis au XXème. Enfin bref.

Depuis quelques temps, je suis adepte de la littérature audio ; qui permet de vivre constamment dans les livres – la plupart du temps, grâce au papier, et lorsque ce n'est pas possible, grâce à mes écouteurs, sur le chemin de la gare, le soir quand mes yeux sont trop fatigués, le matin en me réveillant et en me préparant... ô bonheur ! Et je vous assure qu'on n'y perd rien ; j'ai mis longtemps à accepter l'idée qu'un livre audio puisse être aussi bien qu'un livre qu'on lit soit même, mais bien forcée de le constater. Toujours est-il qu'entre deux épisodes « Montaigne », j'ai écouté Nadja. Dans le train pour Paris d'ailleurs.

Qu'en dire alors ? J'ai aimé, beaucoup aimé. Mais encore une fois, c'était inévitable. Nadja représente elle aussi l'absolu. Cette femme qui erre, sans contraintes, libre ; qui se guide à l'instinct, qui n'hésite pas à parler aux inconnus, qui s'arrête devant des grilles bouleversée par ce qu'elles représentent et par une intuition qui veut que l'une des clés de l'existence s'y trouve... à demi folle, oui elle est vraiment un absolu remarquable. Je ne pouvais qu'être fascinée. Comme Hyde repousse violemment la vie, elle en est l'exaltation ; et en subit les conséquences puisqu'elle finit internée.

Nadja a été publié en 1928. En l'écoutant, je n'ai pu m'empêcher de penser à la Sybille de Cortázar, dans Marelle, livre publié quant à lui en 1963. Il ne serait d'ailleurs pas si étonnant que Cortázar se soit inspiré de Breton ; même univers parisien (du moins pour une partie du livre), une atmosphère relativement semblable, des personnages féminins ressemblant. La Sybille qui parcourt les rues de Paris avec acharnement, sans démordre de sa conviction de devoir trouver un morceau de ruban rouge quelque part, par terre, et qui ne rentrera pas avant de l'avoir trouvé ; Nadja qui s'arrête devant la fenêtre d'un immeuble, persuadée qu'elle deviendra rouge quelques instants plus tard, toute sombre qu'elle est pourtant, et qui ne s'en ira pas avant d'avoir vu apparaître des rideaux rouges...

Après avoir vanté rapidement les mérites du livre de Breton, je peux donc passer à celui de Cortázar. Mais quant à en faire l'éloge correctement, je ne pense pas pouvoir y parvenir. J'ai lu Marelle il y a un an, je le relirai dans le mois. C'est un livre qu'il faut connaître, vraiment. Il surprend toujours par sa forme, puisqu'il peut se lire d'une quasi infinité de façons – dont deux sont cependant particulièrement recommandées. On peut le lire comme un livre normal, et finir au chapitre 56. On peut le lire en commençant au chapitre 73 ; et suivre ensuite l'ordre des chapitres indiqués (73 ; 1 ; 2 ; 116 ; 3 ; 84, etc.). Et on peut le lire dans n'importe quel ordre. Peu importe. Chaque chapitre a sa particularité et son indépendance. L'histoire... c'est une histoire d'amour entre Horacio et la Sybille, idylle peu commune à l'image de leurs protagonistes... mais ce n'est pas une vraie histoire, elle est par trop décousue ; on ne sait même avec certitude que tard que les deux personnages s'aiment d'un amour fou, et finalement, peu importe. Le texte transporte, il est littéralement magique. On vit tout par les personnages, et plus encore ; on ne fait pas que les suivre, on habite avec eux ; on rit, on pleure, on s'exalte, on s'angoisse, on se dégoûte, on s'emporte, on aime passionnément... et le tout presque simultanément. Je me rappellerai toujours du chapitre 34, bien que ça puisse paraître un peu... lieu commun, cliché ; Cortázar y imbrique deux pensées simultanées, celle qui se remémore la vie d'Horacio, et l'autre qui aime la Sybille, et chacune parle tour à tour, sur une ligne en alternance. Je me rappelle qu'en le lisant j'étais restée scotchée sur mon canapé, bouleversée au sens le plus fort du terme, en état de choc ; je n'arrivais même plus à lire. J'ai lâché le livre, complètement hébétée, quelques minutes le temps de me remettre, puis j'ai ré-entrepris la lecture du chapitre ; mais j'ai mis plusieurs semaines à m'en remettre parfaitement. Mais enfin on ressort du livre... avec une espèce de sentiment de frustration ; on sait qu'on devra le lire, le relire encore et encore, que jamais on ne pourra l'avoir vraiment achevé. C'est encore un lieu de commun de dire ça pour un livre, mais je crois que ça s'applique vraiment à la lettre pour Marelle.

Ce qui me fait penser d'ailleurs à autre chose, en rapport direct ; ce livre est à lire, à relire indéfiniment, comme tout livre véritablement œuvre littéraire. Il est de toute façon construit d'une telle façon qu'il ne peut avoir de fin, qu'il est toujours à compléter ; exactement comme concevait Mallarmé son Livre, son « Grand Œuvre ». Celle qui devait révolutionner la littérature, voire l'art dans son ensemble, une œuvre totale. Il avait prévu de la constituer notamment de feuillets mobiles ; ainsi le Livre pouvait se lire dans n'importe quel ordre, révélant d'autres beautés et vérités à chaque nouvelle lecture... le livre matériel autant que la volonté du lecteur étaient impliqués, et l'œuvre était accomplie : éternelle puisque inépuisable, et vivante par son éternité et par l'implication du lecteur. Difficile oui vraiment de ne pas établir de lien entre l'œuvre rêvée du poète et l'œuvre bien réelle de Cortázar. Je n'irais tout de même pas jusqu'à dire que Marelle est une « œuvre totale », ni qu'elle ait un prestige aussi important que l'œuvre hypothétique de Mallarmé – ne serait-ce que parce qu'elle est née. Celle de Mallarmé visait trop haut, n'aurait jamais pu être créée matériellement sans perdre la moitié de sa valeur théorique. Toujours est-il que Marelle est un livre véritablement excellent, et il est d'ailleurs étonnant qu'il ne soit pas plu connu.

***

« Le grand roman, le roman-nature, […] c'est de la vie, je veux dire quelque chose qui change et quelque chose qui dure. Le vrai roman n'est pas composé, […] il est déposé, déposé à la façon d'une durée vécue qui se gonfle et d'une mémoire qui se forme. »

(Thibaudet)

« On peut ouvrir le livre où l'on veut : sa vitalité ne dépend point de ce qui précède ; elle tient à ce qu'on pourrait nommer l'activité propre du tissu même de son texte. »

(Valéry à propos de l'œuvre de Proust)

6 juillet 2009

Une journée à Paris

Vacances obligent ; au moins une fois dans le mois, aller à Paris.

Y aller pour visiter un musée, voir une exposition – pourquoi pas celle sur Filippo et Filippino Lippi, sur la renaissance italienne –, passer devant Notre-Dame en rêvant à Hugo (oui, c'est cliché mais ô combien grisant...), devant la Sorbonne, voire devant le Panthéon, et surtout finir par dévaliser le Gibert-Joseph. En fait, y aller pour se réjouir les yeux, pour vider son porte-monnaie, pour avoir la poitrine sur le point d'éclater à force d'enthousiasme, pour avoir les jambes lourdes à force de monter et descendre les marches de la librairie...

En premier, l'exposition ; d'abord, trouver le bâtiment. Trouver le jardin du Luxembourg, ce qui reste assez simple, mais découvrir ensuite où se cache le musée. Faire trois fois le jardin dans sa longueur avant de découvrir que l'entrée du musée est à l'extérieur. Payer son entrée, se faire harponner par les dispensateurs d'audio-guides, résister coûte que coûte afin de garder de l'argent pour la librairie, et le regretter amèrement en passant le tourniquet. Habituer ses yeux à la semi-obscurité de la salle, ses oreilles à l'atmosphère tamisée et emplie de chuchotements... découvrir le premier « tableau », éclatant, rayonnant, en face de soi. En rester pour de bon clouée sur place – première épreuve à traverser, réaliser que décidément, on est venu pour se repaître les yeux ; se faire d'ailleurs cette réflexion à soi-même avant de s'émerveiller devant l'expression – « se repaître les yeux », quoi de plus merveilleux ? Ensuite, s'approcher du tableau, le regarder de plus près mais pas trop quand même pour garder le merveilleux, la naïveté de la découverte, sans l'assécher par l'observation des détails. C'est à ce moment qu'un audio-guide aurait été fort appréciable ; il aurait pu expliquer les détails sans que cela dénature le moins du monde l'œuvre, puisque compétent de ce point de vue, contrairement à moi-même. Contempler encore quelques secondes, avant que l'amie à côté, qui vraisemblablement ressent pourtant les mêmes choses, ne vienne briser le charme en se sentant obligée de faire un commentaire ; « c'est beau... tu as remarqué cette finesse dans les dorures ? ». Se sentir soudainement profondément dégoûtée ; oui c'est beau, évidemment, pas la peine d'en parler, tais-toi idiote, tu gâches tout... comme si toute remarque devait forcément être beaucoup trop terre à terre pour avoir sa place en cette salle. Revivre tout cela depuis le début à chaque nouveau tableau ou presque. Arriver devant certains d'entre eux en particulier et se sentir presque défaillir – sans exagérer ; avoir les jambes en coton sous le choc, sentir sa poitrine se remplir à l'excès, avoir la tête qui tourne quelques instants, avant que tout ne redevienne normal – puis rester quelque temps devant l'œuvre sans pouvoir vraiment s'en détacher, ou seulement lorsque l'amie arrive pour t'attirer ailleurs. A la fin, sortir et retrouver la lumière et le bruit, et ne plus rien reconnaître, comme si ce brusque retour au monde normal était encore une œuvre, avoir l'air complètement abrutie en fait. Puis enfin, choisir un livret pour revivre un tant soit peu l'exposition plus tard, et pour apprendre. On va voir des expositions pour se régaler et pour se préparer à ce qui suit obligatoirement, la lecture du livret, enfin « l'apprentissage ».

Ensuite, chercher de quoi déjeuner dans les rues de Paris ; y passer une bonne heure car les boulangeries se font rares. Y oublier malencontreusement le livret que l'on vient d'acheter à prix d'or, mais ne s'en apercevoir en fait que chez soi, lorsqu'il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Se perdre, obligatoirement, et se retrouver de nouveau sur la place Saint-Michel, toujours sur cette place, jamais sur une autre. En profiter pour passer aux différents Gibert-Jeune proposés, en avant goût du Gibert-Joseph de l'après-midi (car le Gibert-Joseph est plus agréable que les Gibert-Jeune, et c'est malheureux ; mieux vaut économiser temps et argent pour le premier que pour le second) ; y acheter tout de même deux ou trois livres. Puis enfin et sans transition aller au Gibert-Joseph. Arriver à l'étage littérature, et comme devant les tableaux de la matinée, sentir sa poitrine sur le point d'exploser à force de ravissement devant ces murs couverts de livres. Fureter, en choisir quelques uns ; monter quelques étages, découvrir les rayons « critique littéraire », « littératures en langues étrangères »... Opter pour deux ou trois livres en anglais, en choisir aussi en allemand pour les frères et sœurs ; retourner et avec bien plus d'enthousiasme il faut le dire vers le rayon critique ; ne pas savoir que choisir. Repenser aux ouvrages cités dans les notes des livres lus, et choisir en conséquence. Ne pas pouvoir résister à ceux qui parlent de Proust, ou très difficilement. Redescendre en littérature, trouver beaucoup, beaucoup de livres à prendre ; en trouver même beaucoup trop et finalement ne presque rien garder ; exceptés les rares indispensables, ceux conseillés ou auxquels je pense depuis longtemps ; soit Lambeaux de Charles Juliet, les Possédés de Dostoïevski, Bienvenue au club de Jonathan Coe, Bartleby le Scribe de Melville... Remonter le plus vite possible, retourner aux critiques puisque décidément c'est ce qui m'attire ce jour là ; choisir Palimpsestes de Genette, reconnu parmi ceux que l'on m'avait conseillés, et d'autres pris au hasard – Une histoire de la lecture par Alberto Manguel, un essai sur la littérature enfantine... Et courir, courir, ou presque, histoire de ne pas déranger les autres lecteurs, repasser sans cesse d'un étage à l'autre ; libre de toute entrave à ces mouvements, car l'amie s'est résignée à ne pas pouvoir me suivre et s'est assise dans un coin avec une biographie de Virginia Woolf. Les bras débordants de livres, retourner la chercher ; passer devant les livres de la Pléiade, s'arrêter en rêvant, se dire qu'on en achètera un bientôt ; amuser un lecteur devant, surpris par tant d'enthousiasme. Descendre enfin aux caisses, encore tout affolée de toute cette excitation ; sortir le porte-monnaie tout de même avant d'y arriver et découvrir qu'on n'a pas tout-à-fait assez d'argent ; remonter vite en reposer un ou deux. Redescendre, payer, ressortir avec un grand sac rempli d'une vingtaine de livres. Puis rentrer chez soi. Et accessoirement, ressentir un peu de honte d'avoir acheté tout ça...

Et le soir, comme un contre coup de l'euphorie de la journée, avoir mal à la poitrine – espèce d'engourdissement généralisé et douloureux – et aux jambes.

Des dangers de l'exaltation trop prononcée.

***

« Heureux celui qui a reçu de nature une âme sensible et mobile ! Il porte en lui la source d'une multitude d'instants délicieux que les autres ignorent. […] La langue du cœur est mille fois plus variée que celle de l'esprit, et il est impossible de donner les règles de sa dialectique. Cela tient du délire et ce n'est pas le délire ; cela tient du rêve et ce n'est pas le rêve. »

(Diderot, à Sophie Volland)

***

Que suis-je ? – Esprit qu'un souffle enlève.

Comme une feuille morte, échappée aux bouleaux,

Qui sur une onde en pente erre de flots en flots,

Mes jours s'en vont de rêve en rêve.

("Enthousiasme", dans les Orientales, de Hugo)

9 mai 2009

Délicieux Hyde

Hyde est bien cette créature démoniaque associée au docteur Jekyll ; associée dans les deux sens, car les deux personnages ne font qu'un dans l'histoire, et « travaillent » ensemble. Hyde, le monstre par excellence : « Il y a quelque chose de bizarre dans son apparence ; quelque chose de déplaisant, d'absolument détestable. Jamais je n'ai rencontré d'homme qui m'ait inspiré un tel dégoût, et pourtant je n'arrive pas à dire pourquoi. ». Pour le reste, Stevenson le décrit véritablement hideux, et petit, et craintif comme les criminels, et ayant une voix « voilée, chuintante et brisée ». Mais laissons ces dernières descriptions ; ne gardons que le « bizarre », le « déplaisant », le « jamais je n'ai rencontré d'homme qui m'ait inspiré un tel dégoût, et pourtant je n'arrive pas à dire pourquoi. ». Hyde est aussi et surtout un monstre de cruauté, celui dont il est dit qu'il « s'est mis à piétiner le plus tranquillement du monde le corps de l'enfant, puis la laissa là, hurlant sur le trottoir ».

Le mythe du docteur Jekyll et de Mr. Hyde est celui d'un accomplissement parfait de soit – ou non pas parfait, mais absolu. Un accomplissement dans le mal, puisque finalement, étant donné qu'en réalité nous nous comportons plutôt dans le sens du bien sur terre, seul le mal peut nous fasciner. Un autre mythe pourrait-il fasciner plus que celui-ci ? Je ne crois pas, ou pas moi : il représente seul l'absolu et le mal – littéralement mes deux fascinations, et celles de beaucoup. D'autres livres en parlent, à commencer par Le Portrait de Dorian Gray ; et là aussi, dédoublement : il ne s'agit plus de deux personnes distinctes, mais d'une personne et d'un tableau. L'un immaculé, l'autre vautré dans le mal, c'est la même histoire.

Je ne cesse pas de m'arrêter sur ce bout de phrase, le « et pourtant je n'arrive pas à dire pourquoi ». Hyde fascine toujours parce que précisément, on n'arrive jamais vraiment à dire pourquoi il est attirant. Je crois que je commence tout juste à cerner le pourquoi de ma fascination pour Hyde, quant à moi. Il est le type même de l'absurde : celui qui sait, qui sait tout, et notamment, comme le dirait Camus, qui suit sa logique jusqu'au bout – il finit par atteindre le paroxysme de la cruauté. En somme, et j'ai du mal à m'exprimer puisque je ne cesse de le répéter depuis tout à l'heure, il est parfaitement accompli. Oui, il est clair que c'est cela qui me fascine.

Quant à Jekyll, on n'y pense plus, il est effacé par son double. C'est-à-dire qu'il devient Hyde. Lanyon dit dans le livre : « Henry Jekyll est devenu trop excentrique pour mon goût. C'est à cette époque qu'il a commencé à divaguer, comme si son esprit se détraquait ». Jekyll passe d'homme sain à homme fou, et d'homme fou à démon ; Hyde n'est que son aboutissement.

Mais jusqu'ici je parle du livre, et j'en parle mal parce que je ne le connais que peu. Je le connais pour l'avoir lu une fois seulement, histoire d'être au courant de la véritable légende. Celle qui m'a vraiment marquée vient de l'un des films qui en a été tiré, Mary Reilly, visionné une première fois un jour de fin d'année en quatrième, dans une salle bruyante et inintéressée. Je ne sais même pas comment j'ai pu à ce moment là être à ce point fascinée par le film.

Le docteur Jekyll et Mr. Hyde sont joués par John Malkovich ; Mary par Julia Roberts. L'ambiance est sombre... non, pire que sombre. Elle est glauque, lugubre. Je crois que je ne pourrai pas en parler correctement, j'abandonne ; je gâcherais tout. Le docteur Jekyll est le type même – selon moi – de l'homme vieillissant, au bord de la folie et plein d'expérience, humain, et fasciné par le mal pourtant, sans doute une des seules choses dont il n'ait pas conçu sa propre expérience. Il magnétise par exemple lorsqu'il demande à Mary de lui raconter l'origine de ses cicatrices, lorsqu'il boit avec avidité le récit qu'elle lui donne, qui raconte comment son père l'a livrée aux rats. Trop fasciné par le mal pour résister à Hyde. Celui-ci... malsain, oh, malsain !! Mauvais, morbide et pervers... Il tue, fait souffrir pour son plaisir, piétine lui aussi la fillette dans la rue, mais non tranquillement : avec jubilation ; il se vautre dans les abattoirs, souille les livres du docteur par des dessins obscènes... Et surtout, surtout, il obsède Mary. Il lui montre ses dessins, la prend de force sur ses genoux, la caresse malgré elle, lui tient des propos malpropres – et hypnotisant, précisément. Ce qui fascine, ce n'est point son obscénité vulgaire, c'est les propos qu'il tient, c'est toujours cet accomplissement parfait dans le mal ; il sait. Quoi, c'est ce que je ne saurais dire ; mais il sait. Et c'est à cause de cela qu'il est si mauvais. Comme s'il avait des preuves de l'absurdité du monde, comme si lui seul, pouvait avoir le droit d'accomplir tout le mal dont il était capable ; il est le seul à savoir, le seul à pouvoir.

Et Mary, ce nouveau personnage : elle est Jekyll, c'est-à-dire qu'elle est au même niveau d'évolution. Elle ne peut qu'être fascinée par Hyde. Et lui... obscène et violent, c'est tout ce qu'il est. Il la violerait presque, lui signale d'une façon immonde qu'elle ne serait pas si opposée à cette perspective, il la plaque contre des murs, la bouscule, la frappe, lui hurle dessus, l'embrasse à la dérobée et toujours violemment, la visite dans ses rêves et lui prodigue des caresses perfides, venimeuses, sinueuses... Mary aime le docteur Jekyll ; mais son fantasme prend la forme de Hyde, comme il le fait pour le docteur. Seulement pour Mary il est sensuel.

Double fascination pour moi : celle pour la conception de la vie, et celle pour la sensualité de Hyde.

Comme les anges à l'œil fauve,

Je reviendrai dans ton alcôve

Et vers toi glisserai sans bruit

Avec les ombres de la nuit ;

Et je te donnerai, ma brune,

Des baisers froids comme la lune

Et des caresses de serpent

Autour d'une fosse rampant.

Quand viendra le matin livide,

Tu trouveras ma place vide,

Où jusqu'au soir il fera froid.

Comme d'autres par la tendresse,

Sur ta vie et sur ta jeunesse,

Moi, je veux régner par l'effroi.

(Le Revenant, Baudelaire)

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17 avril 2009

David Copperfield

Lecture des vacances, du 12 avril au 15, donc. Je crois bien que je n'ai jamais lu un livre aussi rapidement ; même si d'autres auraient été encore plus vite. Ça aura été l'un de ces livres auxquels on s'attelle avec joie mais appréhension – livres longs de préférence oui, mais s'ils sont vraiment biens. Autant avouer que pour moi, très personnellement et honteusement, les gros livres représentent une espèce de temps perdu. Non ! Pas un temps perdu, mais un obstacle à la découverte rapide d'autres livres. Et c'est là que ma conception de la lecture est erronée apparemment, il semblerait que je cherche plus les chiffres que le plaisir... ces derniers temps, peut-être oui, lire est une absolue obsession, mais ce qui ne nuit en rien au plaisir que j'en tire... mieux, même, sans doute ce plaisir est encore plus grand ! Je comprends mieux (pour une cause inconnue... j'entraîne mes capacités de concentration, peut-être), je m'enfonce dans un bain de mots de plus en plus profond... enfin bref, autant de plaisir normal, avec un soupçon de satisfaction en plus lorsque je prends du recul sur mes lectures.

Comme je disais donc, David Copperfield est un gros livre. Du genre auquel on s'attache vraiment, et qui manque affreusement quand on le quitte. Enfin, pas vraiment, parce qu'après il nous habite, en quelque sorte ; c'est juste le sevrage qui est difficile au début. Autant dire que moi, en le finissant, je suis restée complètement immobile et apathique dans mon canapé pendant une heure au moins, et que je n'ai plus pu lire quoi que ce soit les jours qui ont suivi.

C'est un livre parfait pour des vacances, en fait. Il occupe une bonne semaine, ce qui soulage les bagages, évidemment... mais surtout c'est un livre parfaitement enfantin. Maintenant que j'y pense, il me semble que c'est généralement ce que l'on dit de Dickens ; mais enfin je vais quand même faire part de mes propres impressions de lecture, qui n'ont pas été orientées à l'origine. Il s'agit donc d'un livre rafraîchissant. Dans l'écriture... l'histoire l'est moins quoiqu'on soit assez loin du sombre d'Oliver Twist.

Dickens est merveilleusement drôle ; en lisant Matilda (pas de Dickens, par contre) à ma sœur, j'en ai eu la confirmation, c'est ce que la petite fille trouve aussi. Peut-être une espèce d'ironie pince-sans-rire... une ironie en tout cas. Il m'est arrivé souvent de rire toute seule et de passer pour une folle aux yeux de mon autre sœur. Je l'ai surtout remarquée au début du roman, après nettement moins : soit que je m'y sois habituée, soit qu'elle ait alors été plus subtile. La première partie du roman raconte l'enfance de David, et elle la raconte... d'une façon enfantine. C'est-à-dire que le narrateur, qui est en fait David adulte, sait reprendre son histoire en en rendant compte exactement comme il l'a vécue : l'écriture est de plus en plus élaborée au fil du récit, mais part vraiment d'une vision très... candide des choses. Mais comme je l'ai déjà dit, l'esprit enfantin reste toujours présent. Je crois que ça s'explique en fait de deux façons : il y a d'abord un aspect très manichéen de l'histoire et des personnages. Mais en plus, les « gentils » sont tous un peu déglingués, ou un peu gamins, comme on veut. Enfin bien « un peu ». Oh, les personnages sont merveilleux ! Tous, Betsy Trotwood, Mr. Dick, Agnès, Dora, le docteur Strong, Micawber, Peggoty, Wickfield... tous, ils sont absolument adorables. Enfin ils sont tous atteints d'une espèce de douce folie fort sympathique : Betsy et ses ânes, ou sa façon de paraître une vieille folle insensible alors qu'elle ne l'est pas, sa volonté de croire en la petite Betsy, sœur de David... Mr. Dick qui est pour ainsi dire plutôt faible d'esprit... le docteur Strong et son Dictionnaire... Micawber et sa folie furieuse d'écrire des lettres alambiquées... Oui, je crois qu'adorable est l'adjectif qui leur convient le mieux, à tous, si on les considère bien comme les enfants qu'ils sont. Quant aux personnages féminins, alors là ! C'est encore mieux. Non seulement les femmes gardent bien cet état de folie douce – moins peut-être pour certaines comme Agnès – elles sont aussi la candeur, la grâce, la bonté incarnées, toutes ! Enfin bref, pour résumer ce que l'on peut dire sur les personnages, ils sont merveilleux. Ce livre est aussi par là une espèce de réservoir à idéaux – mais comme tous les livres pour enfants ; j'imagine que c'est à cause de son côté manichéen... Mais enfin quant à moi, il n'y a pas un seul des « gentils » personnages que je n'admire pas ; et je dois dire que par-dessus tout, j'apprécie Betsy Trotwood...

Je crois que je ne saurais pas vraiment en dire plus à propos de ce livre, mais j'ai parlé de ce qui m'a le plus frappée : l'écriture et les personnages, donc. Il n'empêche que David Copperfield fait partie de ce genre de livres qui habitent encore le lecteur longtemps après qu'il l'ait achevé... ses personnages sont du genre à nous rendre régulièrement visite, pendant des années et des années, à tenir compagnie... enfin bref. Un peu imagé et ridicule sans doute, mais c'est comme ça que je le ressens quant à moi.

16 avril 2009

Raison d'être du blog

« On appelle classique un livre qui […] se présente comme un équivalent de l'univers. […] Notre classique est celui qui ne peut pas nous être indifférent et qui nous sert à nous définir nous-même par rapport à lui. » (Calvino, Pourquoi lire les classiques)

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« Notre prétendue originalité ou authenticité n'est rien d'autre qu'une exagération narcissique. […] Un classique m'oblige à reconnaître que je ne suis pas moi, que ce que j'imagine m'être le plus personnel n'est qu'une redite plus ou moins informe. » (Sollers, préface de Pourquoi lire les classiques)

Liste des articles

David Copperfield, 17 avril 2009

Délicieux Hyde, 09 mai 2009

Une journée à Paris, 06 juillet 2009

Divagations surréalistes et argentines, 07 juillet 2009

Juste pour le plaisir, extraits de Hugo, 13 juillet 2009

Marcel Proust, 23 juillet 2009

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La rêverie du poète, c'est l'ennui enchanté - Sainte Beuve
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